Lettre ouverte à Charles Gave
«Comment plumer l’oie, de manière à obtenir le plus grand nombre possible de plumes tout en entendant le moins possible de cris?». Colbert
Cher Mr Gave,
C’est toujours avec un grand intérêt que j’écoute vos réflexions qui m’apportent beaucoup d’éclairements sur l’économie et plus spécifiquement la monnaie. Je suis moi même un entrepreneur, petit certes, mais tout de même générateur de plusieurs emplois en France depuis ma première entreprise en 1998. Je paie les factures, les salaires, les charges et les pots cassés, et je ne comprends toujours rien à ce que raconte Piketty malgré mes efforts studieux.
Je me permets ici d’attirer votre attention sur un arbitrage macro-économique majeur qui échappe à votre attention parce que vous n’achetez certainement pas beaucoup sur internet, et certainement moins sur Wish, Shein, eBay, AliExpress, Rakuten.
Néanmoins, je voudrais ici vous expliquer comment nos dirigeants appliquent la politique de la balle du condamné payée par la famille à ses entreprises et contribuables, aux profits des géants de la vente en ligne (qui ne sont pas tous des GAFA) et des fabricants chinois… ou comment le timbre finance les coûts logistiques de l’érosion fiscale sur la TVA pour payer les retraites américaines.
Voici donc un cas unique qui met évidence les anomalies et perversions des accords de libre-échanges avec leurs conséquences sur l’activité économique du pays. L’analogie avec la crise économique que nous allons traverser est évidente. Les gagnants et les perdants sont aussi les mêmes.
J’ai fait de la vente en ligne de produits de marques pendant plus de 20 ans, en général dans le luxe ou le sport, spécifiquement orientée vers l’export. Je connais les rouages des accords du GATS, de la Directive Postale et la règle des frais terminaux de l’Union Postale Universelle qui organisent les flux internationaux de marchandises qui déterminent ensuite les flux financiers, puis les gagnants et les perdants du commerce, la vraie guerre du local contre le global, celle dont personne ne parle. Je ne vends plus, mais monétise désormais une aide à la décision sur le sujet. Dans le cadre de ce travail, j’ai pu mener une enquête (toujours en cours) sur les origines de ces distorsions concurrentielles choisies, dont je souhaite vous faire part ici. Celle-ci est basée sur les travaux de JC Campbell et Copenhagen Economics, deux autorités mondiales sur le fret mondial transfrontalier.
Les marchandises en général fabriquées en Chine achetées sur Internet à bas prix par les consommateurs occidentaux, en relation avec ces accords sus-cités sont à l’origine même de l’explosion de la vente en ligne et de la domination des géants du e-commerce, Amazon en tête, mais aussi eBay, AliExpress, Rakuten…. Ils ont tous un point commun, ce sont des places de marché ouvertes à des vendeurs tiers du monde entier. Ils sont les acteurs dominants du ecommerce et se partagent aujourd’hui les 2/3 des achats sur internet en Occident.
Il est important de savoir que presque toutes les places de marché vendent des produits qui ne leur appartiennent pas, mais sont la propriété de vendeurs tiers. Amazon est une exception. En 2020, 38% des $475 milliards de marchandises qu’elle a vendu dans le monde étaient les siennes, les vendeurs tiers ayant vendu pour $300 milliards (62%). A titre de comparaisons, le PIB de la Belgique est de $550 milliards et le commerce de détail en France (cigarettes, Ricard et gasoil compris) était évalué à 440€ milliards en 2016.
Un rapport de l’IGF de nov. 2019 constatait que 98% des vendeurs étrangers sur ces places de marché échappaient à la TVA. L’IGF visait ici les vendeurs tiers sur Amazon, toutes les marketplaces étrangères mais aussi les françaises. 5 des 10 meilleurs vendeurs sur le marché français sont concernés. Seulement depuis le 1er janvier 2020, les entrepôts français doivent communiquer au fisc qui sont les propriétaires, la nature et la valeur des stocks. L’objectif discret est de mettre fin à de nombreuses années de tolérance qui ont permis à la fois à la zone de chalandise et au propriétaire du stock d’opérer dans l’UE en exonération totale de TVA sur les ventes. Néanmoins, les vendeurs étrangers peuvent pour l’instant continuer de stocker à l’étranger, le droit de communication n’étant pas extra-territorial dans l’UE, l’assistance administrative fonctionnant mal, le contrôle a posteriori inefficace…
Lin Yizhang, CEO d’eBay China déclarait au sujet des risques du contexte macro-économique pour les vendeurs chinois: “Le premier est le risque de fluctuation du taux de change, le second est le risque politique du pays exportateur. Par exemple, la récente TVA britannique oblige le vendeur à payer une taxe de 20%. Une fois cette taxe payée, l’intégralité des bénéfices du vendeur sera perdue.”
Pour mettre fin à cette énorme érosion des recettes fiscales sur la majeure partie des ventes en ligne, la Directive TVA E-commerce (2017/2455) va entrer en application au 1er juillet prochain. C’est une réforme initiée en 2017 par P. Moscovici attendue des pays de l’OCDE depuis la conférence d’Ottawa en 1998.
Cet arbitrage qui devait arriver tôt ou tard a été fait aux USA en juin 2018, par l’arrêt Dakota/Wayfair de la Cour Suprême. Depuis, chaque Etat a successivement instauré l’application de la Sales Tax pour les vendeurs n’ayant pas de présence physique dans l’Etat. La Floride vient juste de la mettre en application et il ne reste plus qu’un Etat a ne pas l’avoir encore adopté. Cet arbitrage très présent dans le débat public aux US et inéluctablement attendu explique l’explosion d’Amazon face à ses concurrents, non soumise à la sales tax, pas plus que ses vendeurs tiers, alors que Best Buy, le Fnac-Darty US, devait payer la taxe de vente de par sa présence physique partout dans le pays.
C’est ce même arbitrage qui va avoir lieu le 1er juillet prochain dans l’UE, rétablissant une concurrence impossible, et dont la distorsion à la défaveur des entreprises européennes n’a été permise que par la tardive réforme (23 ans entre la formalisation par l’OCDE et son entrée en vigueur) et par la tolérance accordée aux places de marché de permettre à des vendeurs étrangers d’opérer sans respecter l’obligation de représentation fiscale dans le pays (loi des années 70). Elle n’est ni plus ni moins que le déplacement de la perception de la TVA du point d’entrée en douane au point de vente dans le pays concerné, pour les entreprises intra-communautaires et étrangères.
La réforme sur la TVA n’arrive pas seule. Depuis le 1er janvier de cette année, les colis étrangers livrés par les postes européennes bénéficient d’une traitement électronique des données, comme ceux des expressistes (FedEx, UPS…) depuis des années. Plus un seul colis ne passe donc une douane, à l’échelle mondiale, sans que les parties-prenantes et marchandises ne soient identifiées.
Selon l’un des cadres de l’Union Postale Universelle (et dirigeant d’une entreprise de logistique), ce sont 4,4 milliards colis qui entrés dans l’UE en 2020 livrés par les postes sour le régime de l’UPU. Ces produits sont achetés sur eBay, AliExpress, Wish, Shein… Amazon n’est pas ici concerné, puisque les colis qu’elle vend sont importés en gros.
Or, les vendeurs en ligne se sont habitués depuis longtemps à utiliser les failles des pays importateurs. Seule la Suède a devancé la directive TVA en 2018. La sous-déclaration de valeur est un abus fréquent, mais les volumes de fret entrant sont tellement gigantesques que les douanes ne peuvent taxer les marchandises. Cette modélisation des données de l’IPC(*) vous montrera que ce sont réellement $270 milliards de marchandises importées en 2020 qui seront impactés par la réforme. L’IPC annonce 4% de colis entrants avec les droits acquittés pour la Belgique en 2020. En France, on ne sait pas, mais il n’y a aucune raison que ce soit beaucoup mieux. Si on la met en relation avec une modélisation inédite des chiffres du B2B et B2C croisée avec les PIB des pays sur les données de la CNUCED de mai 2021, on réalise que ce sont des points de PIB qui sont concernés par la réforme fiscale.
(*) L’International Post Corporation est un organisme crée en 1989 pour séparer les fonctions gouvernementales et commerciales des opérateurs postaux publics des pays industrialisés et coordonné les arrangements opérationnels entre les postes.
Donc tout va bien ! A partir du 1er juillet prochain, les grands gagnants du ecommerce paieront enfin la TVA, comme les entreprises européennes. Il faut toutefois relativiser la durée pendant laquelle ce transfert de valeur ajoutée a pu s’opérer, l’interfacage entre les postes occidentales et China Post remonte à un accord tripartite entre eBay, China Post et US Postal Service en 2010. Sans cet acte d’Obama en faveur d’eBay, jamais son ami et futur conseillé au commerce extérieur, John Donahoe, CEO d’eBay à l’époque et actuel de Nike, n’aurait sauvé eBay de l’ogre Amazon. L’analyse des chiffres financiers des deux géants ne laisse aucun doute à se sujet. La remontée des seuils d’exonération des taxes d’importations (de $200 à $800) par Obama en 2016, après l’échec du TPP et avant de céder son siège à Trump sera à l’origine de l’explosion d’Amazon.
Si ce n’était que pour vous alerter sur comment les GAFA sont d’abord le fruit d’un arbitrage politique (je publie sur le sujet ici), je ne vous dérangerais pas. C’est parce qu’il existe un autre arbitrage qui demeure à la faveur des exportateurs chinois, très significatif de la réalité des choix politiques dont la presse ne parle pas. C’est celui de la subvention des colis chinois par les postes européennes, en toute omerta. Celui-ci est maintenu en Europe jusqu’en 2025 alors que Trump y a mis fin le 1er juillet 2020.
Il y a 30 ans, un facteur livrait beaucoup de lettres qui tenaient dans des sacoches sur un vélo. Aujourd’hui, il livre des colis qui occupent beaucoup de place dans une fourgonnette. Ainsi, le coût du « dernier kilomètre », pour utiliser le jargon du métier, est aujourd’hui 80% des coûts de livraison du colis.
Or, la règle des frais terminaux de l’Union Postale Universelle, oblige les postes des pays développés à prendre à leur charge une partie du coût de livraison des colis expédiés des pays en développement. La Chine, est toujours classée parmi ceux-ci, à côté du Botswana et du Gabon, selon une classification de 1969. Voici pourquoi un toulousain va payer 2 euros de frais de transport pour recevoir un produit expédié de Chine acheté sur AliExpress quand il devra en payer 8 pour envoyer ce même colis de Toulouse à Mazamet.
Donc la convention postale universelle appliquée aujourd’hui par les accords du GATS et la Directive Postale, ont permis la subvention du transport de plusieurs centaines de milliards d’euros de marchandises achetées chez des vendeurs chinois, acheminées par avion, vendues sur des marketplaces américaines, chinoises ou françaises et exonérés de TVA jusqu’au 1er juillet 2021, depuis dix ans.
Sans cette subvention au transport et l’exonération de TVA, Wish n’aurait jamais existé. AliExpress non plus. eBay aurait déjà disparu ainsi que d’autres moins connus (DHgate, Joom). D’après une étude d’octobre 2020 commandée par la Commission européenne, le transport aérien représente plus de 95% de tous les envois du e-commerce. Le fret aérien représente moins de 1% du tonnage total de toutes les importations de l’UE, mais représente 25% de la valeur en euros de toutes les importations en provenance de l’extérieur de l’UE en 2019.
Il est envisageable que la subvention par la victime des frais logistiques de l’érosion fiscale soit un arbitrage en faveur des exportateurs européens. Les résultats financiers de LVMH et Mercedes sont-ils aussi dissimulés dans les augmentations du prix du timbre qui a triplé en 20 ans? Quoiqu’il en soit cette hausse des prix ne compense pas les pertes subies par les postes et étouffées par les Cours des comptes européennes. Sauf le GAO, son homologue américaine. Vous pouvez consulter ici l’état du débat public aux US devant des représentant du congrès sur le sujet en 2015. L’US Postal avait chiffré la perte à $1.10 par colis livré. Un rapport est actuellement sur les bureaux de l’UE sur la part obscure du ecommerce.
Dans ce rapport vous pouvez lire ceci: “Le système de frais terminaux de l’UPU implique qu’en 2020 les opérateurs désignés des pays industrialisés factureront environ 2,6 milliards d’euros de moins pour la livraison de la poste aux lettres internationale entrante qu’ils facturent pour la livraison du courrier national similaire, offrant ainsi aux expéditeurs étrangers une remise de 44%. Pour les opérateurs désignés de l’Espace Economique Européen en 2020, les frais terminaux de l’UPU impliquent 1,3 milliard d’euros de moins de rémunération pour la livraison de la poste aux lettres entrante que pour des services nationaux similaires”.
Est-il possible que la fusion entre La Banque Postale et CNP Assurances en mars 2020 serve à cette dissimulation comptable ?
Cet exemple rare des effets pervers de la mondialisation montre une chose: nous gouvernants ne sont même plus les garants de la recette fiscale, mais plutôt les monétiseurs (ou receleurs) pour servir des intérêts particuliers et électoraux, en contradiction avec la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Il est aussi flagrant que le sujet de la subvention aux exportations chinoises du ecommerce est présente au fil des ans dans le débat public outre-atlantique. Il n’existe pas en Europe. A ma connaissance, il vient juste de ressortir au Sénat belge en novembre dernier.
La dernière fois où il était apparu en France, c’est dans un rapport de Larcher au sénat en 1998. Les accords REIMS II devaient mettre fin à la règle des frais terminaux avant 2003. Ils n’aboutiront jamais et ne seront même pas mentionnés dans le rapport “Réforme de l’Organisation mondiale du commerce” présenté par Béatrice Marre (la tête de liste d’Hidalgo dans le XVIè) en juin 2000, avec les conseillers par Pascal LAMY, Commissaire européen chargé du commerce et Pierre MOSCOVICI, Ministre délégué, chargé des affaires européennes. 1 an plus tard, la Chine entrait dans l’OMC. Bref, la directive postale européenne a récupéré la souveraineté sur la convention postale universelle, au détriment des postes nationales, avant que la Chine rentre dans l’OMC.
Ainsi, la statistique est fausse, le contre-pouvoir n’existe pas, la cour des comptes enterre le dossier, mais les infrastructures logistiques fonctionnent bien.
Pour info, Wish.com, dont la maison-mère ContextLogic est dans le Delaware, est particulièrement connu pour vendre des babioles, camelotes, contrefaçons ($10 mrds de GMV en 2020) chinoises expédiées à bas prix.
- ContextLogic a eu son IPO en décembre.
- Elle a été financée jusque là par des VC, US, Singapour et UK. Yahoo, le chinois JD.com étaient aussi dedans.
- BlackRock est parmi les plus gros actionnaires.
- Goldman Sachs a fait l’IPO.
- Barroso était alors chez Goldman Sachs. Il est depuis passé chez Gavi.
- Wish perdait $745M sur son dernier exercice (pour $2.5b de chiffre d’affaires), et a toujours perdu de l’argent.
Nos dirigeants nous ont donc mis dans la situation où les contribuables et usagers des postes financent une partie du transport des marchandises vendues sur Wish qui échappent à la perception de la TVA dans toute l’UE (sauf en Suède) pour financer les retraites américaines… jusqu’au 1er juillet prochain.
Si vous lisez les dépôts de ContextLogic à la SEC qui identifient parfaitement les risques futurs à court terme en relation avec l’effondrement récent du cours de l’action, c’est à se demander si ces types ne jouent pas au casino avec l’économie mondiale.
Pour faire une dernière perspective, Amazon a généré environ 7 milliards de colis en 2019, à peu près un colis pour chaque personne sur la planète, soit environ 211 millions de kilogrammes d’emballages en plastique, “de quoi emballer 500 fois la Terre dans du film plastique à bulle” selon Oceana. Au regard des 4,4 milliards de colis entrants de Chine dans l’UE l’année dernière, acheminés par avion, la subvention occulte aux exportations chinoises sur 270 milliards de marchandises vendues en 2020 (estimations perso selon chiffres IPC) qui échappent presque en totalité à la TVA est une position indigne des partisans de l’écologie punitive qui valident absolument tout ceci.
J’espère que ces explications qu’aucun Elkabach ne demandera jamais aux concernés Attali, Lamy, Fabius, Raffarin, Moscovici ou Mounir Mahjoubi (non, pas Mounir) vous auront intéressé.
Espérons que les journalistes qui s’apprêtent à interviewer un membre du gratin français de France China Foundation auront trouvé ici un sujet digne d’intérêt mais des plus épineux. Par exemple, pour Piketty, dont les longues relations entre le pouvoir et la Chine ne peuvent le laisser dans l’ignorance des accords internationaux qui valident un transfert massif de valeur ajoutée, taxes comprises, des marchés locaux fiscalisés vers Wall Street, la City, le Luxembourg et la Chine, avec une grosse partie des coûts logistiques payés par la victime.
Si vous voulez plus d’infos, c’est avec plaisir que je me rendrais disponible.
Amicalement,
Julien Fontaine. Me joindre par email.
Il est difficile d’imaginer une façon plus stupide ou plus dangereuse de prendre des décisions qu’en laissant ces décisions entre les mains de gens qui ne paient jamais les conséquences de leurs actes. ~ Thomas Sowell
… ou en écoutant Piketty.
Je publie une aide à la décision sur le ecommerce.